
D’après Deleuze - qui ne semble pas inventer l’idée - les vues Lumière ne sont pas encore du cinéma. Comme le précédent post, à partir du documentaire Lumière ! l’aventure continue, exposait la thèse inverse, je veux considérer ce point.
Que les vues Lumières ne sont pas encore tout à fait du cinéma est, pour le Deleuze de L’image-mouvement, une affirmation qui porte sur le genre d’images qu’elles sont. Du point de vue de la réception esthético-sensible qu’il convient d’avoir d’elles. Deleuze dit qu’elles ne sont pas ce qu’il appelle des “images-mouvement”. Pour Deleuze, une image-mouvement, qui est la composante essentielle de l’art cinématographique, a comme propriété de se situer à l’articulation de deux plans : d’un côté, elle contient la transformation des relations entre des objets, éléments, et sous-ensembles qui se tiennent dans son cadre, et de l’autre côté, elle exprime un aspect de la transformation d’un Tout ouvert, qui constitue un ordre du temps. En somme, des choses se passent localement, et parce que des choses se passent localement, il se passe quelque chose globalement. Une image-mouvement est donc une image manifestant des objets, des relations entre ces objets, et la transformation mouvante des relations entre ces objets, mais qui est aussi perçue comme une composante (ce qu’il appelle une “coupe mobile) de quelque chose qui la dépasse, dans laquelle elle prend place comme manifestation, comme moment dans le développement d’un tout. Et bien sûr chaque style cinématographique va avoir une manière différente de contenir ses éléments changeants et d’exprimer le changement du tout.
Deleuze esquisse quelque chose comme un catalogue des sortes d’images. Mais parce que Deleuze est à l’opposé absolu de l’esprit scolastique, il ne prend pas la peine de mettre à plat exactement ce que cela veut dire et ne veut pas dire, et qu’est-ce que ne sont pas les sortes d’images qu’il décrit. D’un côté, ça lui évite de rentrer dans les débats oiseux auxquels mène toujours à la fin la voie analytique, mais cela l’empêche aussi de clarifier vraiment ce dont il parle ou les critères qu’il emploie. Je voudrais donc faire, à sa place, le minimum de scolastique nécessaire, pour comprendre pour moi-même.
Une chose qui m’intéresse particulièrement dans cette description de l’image cinématographique, c’est qu’elle résonne avec autre chose qui me tient à coeur et qui concerne l’image de bande-dessinée. Je trouve en général qu’il ne doit pas y avoir trop “d’art” mis dans l’image (la case) de bande-dessinée, parce que tout “excès artistique” présente le risque de fermer l’image sur elle-même, d’en faire non plus une case, mais un dessin qu’on regarde pour lui-même. Je suis aussi théoriquement très opposé aux discours sur la préhistoire de la bande-dessinée qui vont chercher cette préhistoire dans les illustrations ou les albums d’images ou les récits par successions de dessins. Parce que je crois précisément que la bande-dessinée est caractérisée par un genre d’image, précisément le genre d’ouverture sur un tout qui caractérise aussi l’image-mouvement au cinéma, par rapport à ce qui serait une simple “image en mouvement” valant pour elle-même. Si je raconte une histoire avec un album d’images, mais que chacune de ses images est un dessin, est fermée sur elle-même, je vais avoir un récit produit par du graphique, mais composé de mini-récits auto-signifiants, chacun temporellement et esthétiquement clos. L’image de bande-dessinée - la case - comme l’image de cinéma - le plan - est au contraire par nature ouverte sur un tout qui est de l’ordre d’un temps, “communiquant” avec les cases/plans antérieurs et postérieurs, par le simple fait d’exister dans une même ouverture du tout.
Si on accepte que, pour les vues Lumière, savoir si elles sont déjà du cinéma est au moins un problème, la question qui se pose est donc : qu’est-ce qui compte clairement comme une image en mouvement qui ne soit pas déjà une image-mouvement ? C’est-à-dire aussi : Qu’est-ce qui serait un analogue clair pour le cinéma de ce que le dessin valant pour lui-même est à la bande-dessinée ? On pourrait croire que c’est la photographie, mais je ne crois pas du tout : une photo est très différente de ce que serait un plan isolé d’un tout, et à l’inverse l’analogue de la bande-dessinée pour la photographie n’est pas le film, mais bien sûr le roman-photo1. Mais il me semble que nous connaissons bien un tel analogue du dessin pour le cinéma, est que c’est le GIF (et, par ailleurs, son ancêtre, la petite animation dessinée au coin des pages d’un livre ou cahier, le folioscope ou mutoscope) ! Un GIF n’est pas une image-mouvement, mais il est bien une image mobile (il contient du mouvement). Il est la reproduction d’un mouvement comme tel mais sans constituer une coupe (mobile) dans le devenir d’un Tout sur lequel il serait ouvert. On le reconnait dans le fait que, généralement, un GIF boucle, tourne sur lui-même (ou il a vocation à le faire), parce qu’il est contenu comme moment. Comme les photographies dans le monde d’Harry Potter, un folioscope est un moment capturé sous forme mouvante, mais pas représentatif du mouvement du Tout, ni ouvert sur ce mouvement.
Déjà à ce stade, on peut revenir à la question : est-ce que les vues Lumière sont du cinéma ? Est-ce qu’elles sont plutôt comme des GIFs, ou plutôt comme des plans de Kurosawa ? Est-ce qu’elles sont ouvertes sur le Tout dont elle exprime un quelque chose qui se passe, ou est-ce qu’elles sont des images mobiles contenues sur elles-mêmes2 ?
Mais la question n’a pas de réponse, ou n’a pas la réponse qu’un taxonomiste espère. Ce qui ne veut pas dire que ce n’est pas une bonne question. Il me semble clair que l’unité causale qui fait d’une image-mouvement ce qu’elle est, au moins entre autres, le mode de perception, comment on la regarde. C’est ce que je disais au début en disant que le mode d’image était essentiellement une catégorie esthétique, définissant un mode de perception, un “voir-comme”. De plus et crucialement, ce dont on parle ici, “l’ouverture sur le tout” ou sur le plan ou la case d’après, n’est pas un élément perceptif inéliminable, “opaque”, dépendant d’un mécanisme fondamental de la perception naturelle. C’est plutôt une cognition spécialisée, culturellement ou technologiquement déterminée, articulée à un type esthétique. En sorte que rien n’exclut qu’une image-mouvement soit perçue comme simple image en mouvement, ou inversement qu’une image en mouvement soit prise perceptuellement dans un tout qui en fait une image-mouvement. De même que je peux, en théorie, contempler une case de BD comme un dessin, l’extraire et l’accrocher au mur.
On a donc le fait qu’une vue Lumière est du cinéma, est de l’image-mouvement, à condition qu’on la lise comme un plan-séquence, ou plan-film, comme exprimant, au sein du plan, le devenir d’une séquence temporelle totale. Si une vue Lumière est un plan-séquence, qu’elle montre une chose qui se passe dans le monde, alors elle est une image-mouvement et en a les caractéristiques.
Il y a indéniablement, au moins dans certaines vues Lumière, une tendance au GIF : on pense à la vue des forgerons, image démonstrative de gestes stéréotypés tous rassemblés dans le cadre pour l’occasion, et qui pourrait aisément tourner en boucle (qui donne, en fait, l’impression d’être plus une séquence de 3 secondes qui tourne en boucle qu’un film de 50 secondes sur le devenir du monde). Ou certaines des images de ville : la vue mobile, embarquée en bateau, sur Venise, n’est-elle pas plutôt comme un genre de carte postale mobile - comme on pouvait avoir en 1900 des cartes postales en stéréoscope - qu’un film prenant place à Venise ?
Mais dans d’autres, il semble beaucoup plus difficile de soutenir qu’il n’y a pas quelque chose qui se passe, que nous n’assistons pas à une séquence dans le devenir du tout. Le plan sur le port de Marseille, est un film sur la vie. Les plans d’opérations militaires racontent et témoignent. Les plans japonais nous donnent à voir une tranche dans la continuation de l’existence, les plans lyonnais nous donnent un aperçu dans le flux humain et animal de la ville. Les arrivées de train en gare, les sorties de l’usine Lumière… sont des moments mobiles du monde.
Pourtant, est-ce bien sûr ? Est-ce que nous “projetons”, à notre tour, en voyant ces projections comme du cinéma ? Voyons-nous comme du cinéma ce qui n’en est pas encore, Deleuze et ses contemporains ont-ils raison ?
Intéressant, à cet égard, est le plan embarqué en mer, du bateau qui prend les vagues de front. Un plan absolument magnifique qui aurait sans difficulté sa place dans John Huston ou Grémillon. Mais est-ce qu’il est déjà la même chose, quand il existe seul, séparé du reste ? Ca dépend ce qu’on y voit. Si on y voit la prise, par l’opérateur Lumière, de sa traversée en mer, je veux dire oui. Si on y voit une curiosité graphique animée spectaculaire, la première saisie du mouvement du bateau, une image close, je veux dire non.
Je m’arrête là, sur le point de cette incertitude, de cette indécision, parce que je crois qu’elle dit la vérité de l’affaire. Je veux préserver toutes ces choses : préserver la pertinence du critère Deleuzien, la réalité de la distinction entre l’image-mouvement et l’image mobile, de l’image isolée sur elle-même ou de l’image exprimant une transformation d’un tout. Dire que c’est une bonne question. Préserver le caractère esthétique, et donc en un sens indécidable, de ce critère même de réalité de l’image. Préserver aussi la richesse et la beauté des vues Lumière, et le fait qu’elles saisissent immédiatement, au moins à titre potentiel, ce que va être le plan qui exprime quelque chose du devenir du monde.
Je mentionne cet art ici pour des besoins scolastiques mais on voit bien que manifestement il ne marche pas, il est condamné à rester anecdotique. Je ne crois pas que cela change le propos, mais c’est un fait intéressant, qui doit dire quelque chose de l’image photographique, quoi que je ne sache pas vraiment quoi.
Je saute ici un point technique évidemment important, qui est le montage ou son équivalent dans la composition graphique des cases de BD. Un plan de cinéma est monté, et une case de BD est composée (avec d’autres) en général. Et les vues Lumière sont presque absolument sans coupe, sans montage. Si elles sont des plans de cinéma elles ne peuvent être que des “plan-séquences”. Mais l’idée est que si le montage/composition est nécessaire en général et s’il fonde et solidifie cette histoire d’ouverture sur le Tout, il n’est pas strictement nécessaire non plus. Une case de BD en pleine page, lue et explorée pour elle-même, n’est quand même pas comme un dessin ou un tableau d’avant la BD, elle est différemment narrative, elle exprime le temps d’une manière différente. Et les tableaux d’antan avait parfois plusieurs éléments narratifs en eux, ou formaient des tryptiques, sans être de la BD. De même et inversement, on peut imaginer parfaitement un GIF avec un champ contre-champ qui reste non cinématographique.